Une conférence sur le sens du désir, sublimé chez Nicolas Poussin
Guy de Compiègne, architecte et grand connaisseur de l’oeuvre de Nicolas Poussin revient sur sa peinture intimidante, qui nous maintient à distance, mais qui n’a de cesse de solliciter notre regard afin de partager avec nous ce grand sujet qu’est le désir.
Voici la retranscription de la conférence de Guy de Compiègne :
Nicolas Poussin, le désir et la fertilité
Nicolas Poussin s’est intéressé au désir toute sa vie, et il a probablement fait de cette énergie le sujet le plus structurant de son œuvre. Contrairement au pape Benoît X qui, dans son encyclique sur l’amour, considérait que l’« Éros enivré » était une chute et non pas une élévation, Poussin préfère regarder cela comme une métamorphose : une métamorphose qui part d’un état tout à fait charnel et primitif, jusqu’à sa sublimation dans l’extase mystique.
Cette métamorphose de l’« Éros enivré » a fait l’objet d’une conférence dans le musée de l’Arles antique, par Guy de Compiègne, un lieu fort approprié pour parler de Poussin, grand amateur d’antiquité romaine.
Les origines de Poussin
Poussin est né aux Andelys, en Normandie, dans une boucle de la Seine. En réalité, il est né dans un tout petit hameau appelé Villers, en bordure du grand plateau du Vexin normand. Cette terre est incroyablement fertile : encore aujourd’hui, on y voit des champs de blé à perte de vue. En fin de vie, lorsque Poussin peint la série des Quatre Saisons, on peut imaginer qu’il se remémore ces paysages de son enfance pour L’Été, avec de vastes champs de blé.
Cependant, Poussin ne peint pas les paysages qu’il a connus : ce sont toujours des paysages construits, organisés pour épauler le sujet. Ici, il évoque quand même ce souvenir de jeunesse. Dans son village natal se trouve la vallée du Gambon, une petite rivière qui prend sa source en dessous de Villers. Une gravure du XIXᵉ siècle, montrant des lavandières discutant près d’un lavoir, illustre bien l’ambiance bucolique que Poussin a pu connaître enfant. L’eau, en particulier les sources, est liée à la fertilité : depuis l’époque païenne, ces sources faisaient l’objet de cultes dédiés aux forces vives de la nature, avant leur christianisation.
À 30 ans, Poussin déménage à Rome. Il s’installe dans la partie nord de la ville, au Trident, formé par les trois voies qui convergent vers la piazza del Popolo. Il achète une maison Via del Babuino, adossée aux jardins du Pincio et à ceux de la Villa Medicis. Rome est l’exact opposé de son village natal : c’est la Ville éternelle qui a accueilli tous les dieux du Bassin méditerranéen. On y trouve le Panthéon, construit par l’empereur Hadrien, où tous ces dieux, célébrés à l’époque, sont placés sous l’oculus symbolisant le soleil.
L’influence du Cavalier Marin
Le personnage qui fait la jonction entre ces deux univers, normand et romain, est le Cavalier Marin (Giambattista Marino). Poète libertin et érudit, il travaille à la cour de Louis XIII et a toutes ses entrées à Rome. Grâce à lui, Poussin pourra s’installer rapidement dans la Ville éternelle.
Marin est l’auteur d’un ouvrage monumental de 40 000 vers, L’Adone, qui reprend tous les mythes de Vénus et de son fils Cupidon. Vénus est la déesse de la beauté (et non de l’amour), tandis que Cupidon (Éros chez les Grecs) est le désir. L’Adone est en quelque sorte une célébration du rapport que l’homme entretient avec le concept de beauté, illustré par l’histoire d’Adonis, ce jeune homme d’une beauté exceptionnelle, qui finit par tomber amoureux de la déesse Vénus.
À son arrivée à Rome, vers 1624, Poussin peint un Triomphe du poète, représentant Marin accoudé à ses ouvrages. À ses côtés, on voit Vénus endormie et, surtout, un petit Éros qui joue à la balle : c’est lui que le poète couronne, signifiant que le désir règne autant chez les dieux que chez les hommes. Pour les érudits de l’époque, dont Marin, il y a toujours une dimension cosmologique dans les mythes antiques : la plupart des dieux romains étant identifiés aux planètes (Mars, Vénus, Mercure, etc.).
Le rapprochement de Vénus et des planètes
En 1625-1626, Poussin peint deux compositions mettant en scène Vénus et Mars, puis Vénus et Mercure. De l’union de Vénus et Mars naissent des amours turbulents : on y perçoit la « guerre », la force, l’impulsivité. À l’inverse, de l’union de Vénus et Mercure naît un amour des lettres et de la musique : c’est l’intellect qui domine l’instinct.
Poussin étudie la forme primitive du désir dans des tableaux où il représente Vénus, Cupidon et des satyres. Dans ses premières versions, Vénus est identifiable à ses attributs (colombes, bijoux, carquois d’Éros). Puis Poussin retire ces symboles, transformant la déesse en simple nymphe et le dieu en enfant anonyme, pour souligner le désir charnel à l’état presque animal.
Une autre série se concentre sur la fertilité : un satyre qui s’enivre et une nymphe qui remplit un vase (symbole pictural de la fertilité). Poussin perfectionne la scène d’une version à l’autre, épurant les éléments mythologiques (Pan, Éros ailé) pour se focaliser sur l’importance de l’eau, de l’enfant et de l’acte fécond.
De la fertilité à la vertu
Vers 1636, le cardinal de Richelieu commande à Poussin un triptyque, Le Triomphe de Pan, Le Triomphe de Silène et un troisième volet perdu ou non identifié comme tel. Dans le premier, tout est désordre joyeux : satyres, plaisirs simples et primitifs. Dans le second, Silène, fils de Pan et toujours ivre, apparaît comme l’éducateur du futur dieu Dionysos. On remarque l’importance du char d’Apollon dans son zodiaque et du char de Dionysos, conduit par Éros. C’est donc le désir qui fait avancer l’humanité, selon Poussin.
Pour Richelieu, qui souhaite peut-être inciter Louis XIII à assurer sa descendance, il y a là un message implicite : le roi doit avoir un héritier. Silène, en parallèle, peut être vu comme une représentation de Richelieu lui-même, souvent malade, soutenu dans ses déplacements et jouant le rôle d’éducateur auprès du roi.
En 1648, Poussin réalise Éliézer et Rébecca, sans doute l’un de ses chefs-d’œuvre sur le thème de la fertilité. Éliézer est envoyé par Abraham pour trouver une épouse à Isaac, afin d’assurer la descendance. Le tableau est divisée en deux parties : à gauche, la fertilité (jeunes filles insouciantes, eau abondante, édifice imposant qui semble pouvoir s’agrandir à chaque génération), à droite, la stérilité (un appentis utilitaire, un mur, une boule de pierre – « ventre de pierre » – et des femmes déçues de ne pas être choisies). Au centre se trouve Rébecca avec son pot à anse phallique, symbole fort de la fécondité.
La méthode de Poussin
Dans son Autoportrait, Poussin indique sa méthode de travail :
- S’appuyer sur le texte : 95 % de ses sujets proviennent soit de la Bible, soit des Métamorphoses d’Ovide.
- Lire le tableau : observer la scène et les détails apparents.
- Découvrir les choses cachées : il y a toujours un langage allégorique qui permet des superpositions narratives, des clins d’œil visuels, des éléments dissimulés.
Dans l’atelier représenté par l’autoportrait, Poussin montre quatre tableaux adossés au mur, un guéridon recouvert d’un velours rouge orné d’acanthe (les « piquants » de la vie). Il indique qu’il faut toujours commencer par le texte, puis regarder le tableau visible. Mais il laisse aussi entendre qu’il y a un tableau mystérieux, tourné contre le mur, dont lui-même ignore peut-être le sujet. Cette dernière toile suggère que le spectateur complète lui-même l’histoire, en fonction de son vécu.
La Femme adultère et le point de vue
En 1653, Poussin peint La Femme adultère, commandée par Le Nôtre, célèbre jardinier. La scène se déroule en pleine ville : les pharisiens interrogent le Christ sur la loi juive qui demande de lapider la femme adultère. On voit à l’arrière-plan une mère avec ses enfants (la « bonne » issue du désir) et, au premier plan, la femme adultère qui a succombé à son désir sans procréer.
La perspective urbaine, très rigide, se concentre sur un point de fuite situé sur l’homme à droite, qui se frappe la poitrine, comme s’il se questionnait. Mais Poussin introduit une grande diagonale sabrant le tableau, menant à un point de fuite céleste : c’est le point de vue divin, celui du Christ. Un escalier monumental, parallèle à cette diagonale, évoque d’autres points de vue possibles (celui de personnages en hauteur, ou celui des civilisations passées, enfouies sous la ville). Poussin explore ici la limite de la perspective : si elle fixe trop le regard, elle devient incompatible avec sa volonté de multiplier les niveaux de lecture.
L’Annonciation, ultime métamorphose du désir
Quand Cassiano del Pozzo meurt en 1657, Poussin réalise pour lui un retable représentant l’Annonciation, probablement destiné à l’église Santa Maria sopra Minerva (construite sur un ancien temple de Minerve). Dans la tradition romaine, on aime superposer les héritages antiques et chrétiens.
Poussin traite l’Annonciation de manière théâtrale : un rideau s’ouvre sur un rayon de lumière provenant d’un oculus, rappelant celui du Panthéon. L’ange désigne le ciel de sa main gauche et le cœur de la Vierge de sa main droite ; la colombe, stationnaire, semble infuser la grâce divine, tandis que la Vierge est saisie d’extase. Poussin signe ce tableau en gravant une plaque mortuaire, en hommage à son ami érudit.
Le paysage, la nature et la fin de vie
Dans ses dix dernières années, Poussin se tourne de plus en plus vers le paysage. Les personnages deviennent minuscules : la nature prime. Dans le Printemps des Quatre Saisons, Dieu surgit sur un nuage et lance une foudre de lumière dans un endroit sombre, éclairant un arbre symbole de la fertilité. Au premier plan, Adam et Ève : Ève semble déjà avoir croqué la pomme de la connaissance et veut entraîner Adam, plus captivé par sa beauté.
Son ultime tableau inachevé, Apollon et Daphné, rompt avec la traditionnelle course-poursuite. Il représente plutôt la scène antérieure, où le dieu-fleuve Pénée (père de Daphné) déplore que sa fille refuse le mariage et la descendance. Poussin, qui n’aura jamais eu d’enfant, projette peut-être son propre drame dans cette scène. Il est malade, victime d’un fort tremblement de la main (reste probable de la syphilis), et il sait qu’il ne pourra terminer cette toile.
Il place Apollon (peut-être son double) face à Mercure, qui « vole » un rayon du soleil ; Mercure pourrait figurer son beau-frère Gaspard Dughet, dont la copie trop littérale de l’art de Poussin le déçoit. Un chien qui garde le troupeau (de vaches normandes !) évoque l’un de ses autres beaux-frères, chargé de ses affaires. Enfin, une silhouette morte en arrière-plan rappelle la mortalité toute proche.
Le paysage représenté, vierge de constructions, évoque la scène et la source Sainte-Clotilde des Andelys, la région de son enfance. Poussin introduit même une statue « parlante » (dans la tradition romaine des statues auxquelles on glissait des libelles), symbole que Pénée a encore des choses à dire. En décalage avec la fameuse course d’Apollon et Daphné immortalisée par Le Bernin, Poussin préfère cette vision d’une métamorphose silencieuse : la brume matinale (Daphné) disparaît sous les rayons du soleil (Apollon), participant au cycle de la fertilité.
Conclusion
Toute la vie de Poussin est marquée par l’étude du désir et de la fertilité. Il explore sans cesse le passage du charnel au mystique, la métamorphose de l’« Éros enivré » jusque dans l’extase divine. Il place la nature au cœur de ses compositions, oscille entre l’Antiquité romaine et la tradition chrétienne, et cache dans ses toiles de multiples clefs de lecture. Le drame personnel de son absence de descendance imprègne profondément son art, tout comme sa fascination pour la mythologie et la Bible. Poussin, jusqu’à la fin, a continué à chercher le sens du désir et à le sublimer.