Poussin avait coutume de cacher derrière l’histoire peinte le sujet philosophique qu’il voulait nous soumettre. Les trois gravures sur le thème de Vénus, Mars, Mercure et Phaéton, et en particulier celle de Mars et Vénus dont le Louvre a récemment « retrouvé » la peinture, n’échappent pas à la règle. En utilisant l’histoire de l’adultère de Vénus avec Mars, qui selon Ovide aurait fait bien rire tous les dieux de l’Olympe, Poussin traite le sujet complexe de l’attraction dans le culte antique de la déesse Vénus, avec une saynète scabreuse qui nous fait sourire mais aussi réfléchir sur les différentes formes d’expressions du désir.
Au-delà de la seule référence à l’oeuvre d’Ovide il me semble qu’il faut relier ces oeuvres avec L’Adone du Cavalier Marin (1569-1625) publié en France en 1623, année ou Poussin rencontre et se lie d’une profonde amitié avec le célèbre poète qui en regagnant l’Italie en 1623 « voulut mener avec lui Poussin » (Félibien). Le Cavalier Marin développera chez le jeune Nicolas Poussin une connaissance intime des sujets mythologiques et il est possible de voir dans cette série de peintures un véritable hommage de Poussin à son ami qui décèdera en mars 1625. Mars et Vénus, Mercure et Vénus (1626-7), Apollon et Phaéton (1626-7), forment un ensemble cohérent dont les deux premières oeuvres, avec une composition similaire, illustrent en effet le mythe de Vénus, sujet de l’oeuvre majeure du Cavalier Marin. Comme l’annonce la première stance du premier chant, ce mythe de Vénus est indissociable de l’astrologie, thème que l’on retrouve explicitement dans la troisième peinture.
« Je t’invoque, ô déesse, par qui tourne et se meut la plus bénigne sphère et la plus mansuette, sainte mère d’Amour, fille de Jupiter, d’où coule toute grâce, du jour est messagère ainsi que de la nuit, toi qui par ton rayon lumineux et fécond rassérènes le ciel, enamoures le monde. »
Giambatista Marino, Adone / Adonis, 1.1. Les Belles Lettres, traduction de Marie-France Tristan
Rappelons que, vue de la terre, la planète Vénus n’étant jamais éloignée de plus de 30° de la course du soleil « accompagne » donc celui-ci à son lever et à son coucher et que Vénus est considérée par les astrologues comme une planète bénigne, représentant l’énergie d’attraction qui s’exprime dans l’amour et dans les arts. Mars représente l’énergie vitale. C’est la principale source d’énergie permettant à l’homme de se battre, d’où l’image de Mars, dieu de la guerre. Mercure, lui, symbolise l’énergie mentale toujours en mouvement. Dans 1.10, le Cavalier Marin réitère le lien entre les dieux de l’Olympe et l’astrologie :
« Le Parnasse ne dit le vrai qu’à mots couverts, au profane ignorant il tait les hauts mystères : sous une fausse écorce il cache et dissimule (comme un rustre Silène) de célestes arcanes…) »
Vénus n’étant qu’une force d’attraction, elle aimante tout corps passant à proximité, mais « aimer » un autre corps céleste comme Mars ou Mercure n’a philosophiquement aucun sens. Ainsi Vénus a dans la gravure de Mars un sourire ambigu, et une expression suffisamment explicite dans celle de Mercure. En revanche, les effets amoureux que provoque cette planète sur les humains sont réels et c’est ce qu’exprime l’amour réciproque entre Vénus et Adonis.
Dans la gravure de Mars et Vénus, le char de la déesse évoque la course de la planète Vénus croisant celle de Mars, ce qui pour l’astrologue indique une conjonction Mars-Vénus, c’est à dire une configuration du désir.
Mars ressent une forte jalousie de l’absence d’amour de Vénus et lorsque la déesse tombe réellement amoureuse du chasseur Adonis, que l’on voit en haut de la gravure faire un pacte avec Cupidon, son agressivité naturelle ressort et il incite un sanglier à tuer son rival en l’embrochant par les testicules.
Antéros, que l’on voit sur la gravure au-dessus du couple est le fils issu du mariage de l’énergie de Mars et de l’attraction de Vénus. Il personnifie le désir charnel, et porte comme emblème la flamme du désir. Un désir charnel qui s’interprète comme un amour de la bataille ou une bataille de l’amour selon la prépondérance, dans cette relation, de la planète Vénus ou de Mars. Ainsi le putto au premier plan, nous regardant après avoir vu son image réfléchie dans la surface de l’eau, a revêtu le casque et porte en bandoulière l’épée de Mars pour exprimer l’amour de la bataille alors que le groupe au centre de l’image illustre une bataille de l’amour avec les Antéros se protégeant derrière le bouclier de Mars pour opposer la flamme du vrai désir aux flèches du désir volatil de Cupidon.
Cupidon en chevauchant le loup, un des emblèmes d’Apollon (le Soleil), évoque le caractère passager et cyclique du désir, à l’image de la course du Soleil. Poussin nous décrit le déroulement de cette bataille, comme dans une bande dessinée : l’enfant tentant, pour protéger le cygne derrière lui, de résister aux avances de Cupidon, succombe aux flèches du désir comme le montre son accouplement avec le cygne, pour être renverser de plaisir une fois l’acte accompli.
En utilisant le cygne, un des emblèmes d’Aphrodite mais surtout l’incarnation de Jupiter, Poussin retourne le mythe de Léda et fait du cygne l’objet du désir évoquant ainsi la variété du désir sexuel exprimé par la conjonction Mars-Vénus : hétérosexuel avec Mars et Vénus, homosexuel et zoophile avec le cygne et le putto.
Dans la gravure de Mercure et Vénus, Poussin commente les effets astrologiques d’une conjonction de ces deux planètes personnifiée par Cupidon qui exprime avec ses flèches la volatilité de Mercure et le pouvoir d’attraction de Vénus. Cette gravure rappelle que l’union de Mercure et de Vénus permettra l’amour « mercurien » de la musique qui est l’art insaisissable par excellence ainsi qu’une victoire, gagnée par l’intellect (Mercure) sur le satyre au pied fourchu qui symbolise les forces dionysiaques de la nature, tout aussi insaisissable dans ses continuelles transformations. C’est l’image du combat mythique entre la raison et les forces de la nature symbolisées par Pan, qui rappelle celui que décrira Nietzsche dans La Naissance de la tragédie.
Dans la gravure de Phaéton, celui-ci s’agenouille devant son père, le dieu Soleil (Apollon) au centre de l’écliptique du zodiaque, et le prie de lui confirmer sa paternité en le laissant conduire son char.
Nous connaissons la suite du mythe : Phaéton effrayé à la vue des monstres des constellations perd le contrôle du char solaire et en se rapprochant trop près de la terre, crée une catastrophe écologique.
L’équilibre cosmique, mis en danger par Phaéton, est suggéré par Éole tenant en son contrôle les quatre vents et par les quatre saisons : le printemps avec Flore, qui dans l’insouciance que l’on attribue au mois de mai, distribue ses fleurs aux amours ; l’automne avec un homme endormi qui récolte les fruits que la nature lui offre généreusement en cette saison, et l’hiver représentant la fin du cycle saisonnier.
La clef de l’interprétation de cette gravure est dans le personnage féminin de l’été présentée une gerbe de blé à ses pieds qui occupe avec Phaéton le centre de l’image. L’été se retourne pour regarder Phaéton tout en tenant fermement dans les mains un miroir. Placé comme il l’est, ce miroir ne peut que refléter la scène du dieu solaire au centre des constellations et ainsi l’image qu’elle contemple dans son miroir est en fait une carte du ciel comme en dresserait un astrologue pour prédire l’avenir.
© Guy de Compiègne, juin 2014
Extrait d’un livre à paraître du même auteur
Cet article ne peut être reproduit, même partiellement, sans l’autorisation écrite préalable de Guy de Compiègne.
Du même auteur :
• Nicolas Poussin L’ambiguïté recherchée (Éditions du Varulv, 2015)
• Le Chemin du regard. Nicolas Poussin et les maitres du jardin japonais (Éditions du Varulv, 2013)